La croissance humaine : c'est quoi ?

 

Par manière d'introduction

1  Commençons par les sommets :

"L'éminente dignité de la personne humaine ", inaliénable…    Dignité, c'est-à-dire ?

Le génotype de l'espèce humaine, ce qu'on retrouve en tout être humain et le constitue biologiquement tel, s'organise en sorte que chacun des individus de cette espèce puisse développer (le fait-il ? … c'est une autre question) raison (i.e. capacité à mettre de l'ordre, et ainsi donner sens à sa vie)  et conscience (i.e. capacité à revenir sur soi, et ainsi poser regrets et projets, donc choix). Cette structure fondatrice de l'homme le pose comme un être libre. Sur quoi s'organisera  la mise au clair ( déclaration) des droits de l'homme.

Cela veut dire, encore, que l'homme est la seule créature vivante à pouvoir mettre en question l'intention qui préside à un énoncé, il est le seul à qui une parole ouvre un univers symbolique qui articule la raison et finalement la liberté de réponse, la responsabilité.

"Eminente  dignité", en effet. Que pourrait-on lui ajouter ? Quelle croissance à cela, qui est si radical ?

On peut faire plus simple : La tradition juive, dont nous sommes, tout de même, un peu héritiers, assure que l'homme est "créé"  à l'image de Dieu. Quelle sottise de vouloir faire mieux  que l'image de Dieu ? que pourrait-être une croissance, …mieux que Dieu ?

Les chrétiens, eux, — et il en reste quelques uns — ont en tête la phrase de Jésus : 

"Qui de vous peut – à force  de souci – prolonger d'une coudée  ses dimensions  (la durée de sa vie..ou..sa taille… selon  les traductions de l’araméen)" (Mt 6, 27) .A première lecture du moins — mais  il ne faudrait jamais s'arrêter  à une première lecture –, le diagnostique est péremptoire : pas de croissance possible ; d'autant que Jésus, lui-même encore, nous a assez dit que pour être le plus grand il convenait de se faire le plus petit et que, qui veut être le maître doit se faire le serviteur.

Décidément l'idée d'une croissance humaine  paraît un leurre, au mieux une utopie.

2              Et pourtant !

                La notion de croissance est, à l'évidence, co-extensive à la  notion de vie, plus : à l'expérience du flux de vie. On voit bien cela à propos de la végétation, par exemple . Et l'on ne manquera pas de comparer l'homme à l'arbre : Racines en terre, élévation d'un tronc solide, branches en direction du ciel, et … fleurs et fruits  (Heureux l'homme qui, comme un arbre planté près d'un ruisseau, donne du fruit en son temps – Psaume 1)

 Et l'on ne peut s'empêcher, non plus, d'admirer la croissance d'un nourrisson, d'un bébé, d'un enfant…. certes !          

                Mais l'expérience que chacun peut avoir de la croissance de vie  en lui, de la maîtrise qu'il peut  mettre en oeuvre, à cet endroit,  sont choses particulières à l'homme et ne se laissent pas réduire à une simple croissance anatomique, biologique.

Chacun sent cela. Du coup l'on se souvient de l'invitation tout à fait initiale de la Bible : "Croissez, et  multipliez-vous" …" faite au premier couple humain, figure mythique de l'humanité  tout entière. 

Où l'on voit bien qu'il s'agit de deux requêtes différentes…: croître c'est autre chose que se multiplier…car il peut y avoir, hélas, des proliférations désastreuses (cf. tout le discours qui, en son temps, a  encombré nos morales parentales sur la "paternité responsable"!…encore que le désir de se multiplier puisse signifier aussi une survie narcissique, comme un étayage de soi.

C'est encore ce que porte le message du judaïsme tout entier qui ne cesse de nous induire : "Choisis donc la vie," ( Exode 30,19)

3              Tout le monde sait tout cela : Aussi, à peine osé-je évoquer devant vous — et comme pour stimuler les échanges que vous allez partager — trois considérations, parlant de croissance humaine,  (croissance de l'homme, ou … croissance en humanitude … ou croissance de l'humanité, nous aurons à y réfléchir).             

                a) Il y a en la primordiale humanité, donc dans l'homme universel, de celle  qui se joue en chacun, une présence où se donne de quoi vivre ; une  assurance, une suffisance, une invitation  initiales ; une lumière principielle, offerte avant tout ; quelque chose qui se situe au principe même de l'exister, quelque nom qu'on lui donne, d'ailleurs.

Il n'est pas inutile de rappeler ici que c'est le même étymon ( radical) qui donne  le mot créer et le  mot croître. Or on ne se crée pas tout seul ; c'est bien évident.

A sa manière le poëte le dit aussi : " En splendeur sacrée, dès le sein, depuis l'aurore, tu as la rosée par laquelle je t'ai engendré" (Psaume 110,3)

De ce dynamisme originel, de cette de rosée germinale, que faisons-nous?               

                b) Pas de croissance sans temporalité, sinon, les forces de vie exploseraient .  L'homme n'est pas  dans le temps, comme le sont les choses ; il est lui-même mouvement et mesure de ce mouvement : il est temps.

On ne peut évoquer la croissance, en humanité sans tenir compte d'un passé qui s'accumule  donc d'une mémoire (: culture, archéologie, patrimoine) . Pas de révolution  sans accueil du passé, sinon l'on sombre dans la folie, le meurtre, le non-sens.

Mais, non plus, sans accueillir le nouveau, qui peut faire rupture ( invention, révolution… observer, par exemple, le bouleversement que constitue l'adolescence dans la vie d'un enfant )

Parler de croissance, pour l'homme, c'est tenir en même temps, mémoire et rupture.                             

                c) Enfin pas de croissance personnelle sans croissance des autres.

Et je propose de décliner cette observation de bon sens sur deux registres :

     D'abord, comment oserait-on parler de développement personnel, de réalisation de soi, en oubliant les situations  de sous-alimentation chronique, de famine qui affectent un homme sur huit  sur notre planète.

Il serait indécent d'évoquer notre croissance, celle de notre immédiat entourage, sans se rappeler les responsabilités que nous avons à l'égard des 2 millions et demi ( information F.A.O.) d'hommes de femmes  et d'enfants qui vont mourir de faim cette année. Imagine-t-on les déficits de croissance des enfants, les pertes de potentiels socio-économiques de ces populations ?  

   Et puis, second registre : La croissance démographique, et/ou économique amène une globalisation qui aboutit à une uniformisation des comportements, à une rationalisation quantifiable de tous les éléments de notre vie sociale, à une massification des sociétés, à une dictature de l'utilité et de l'efficacité. Inévitablement surgit de là une dimension critique de nos consciences.

     Du coup, l'idéal de promotion de l'individu  et de réalisation de soi est devenu une véritable injonction qu'observent tous les sociologues.

                Faudra-t-il battre en retraite (s'éloigner dans quelque ermitage d'où nous regarderions le monde  tourner en folie ? )

                Ou bien allons-nous épouser les mouvements de ce monde, y adhérer quitte à s'y laisser aliéner, déshumaniser ?                                  

                A moins que nous décidions de participer à la transformation ce monde et sans doute aurons-nous, alors, à nous  transfigurer nous-mêmes …?

Peut-être est-ce là, aujourd'hui, l'enjeu  d'une  croissance  en humanité.

Ambition ou inhibition ?

                                                                             

                                                                                                                                            Maurice de Broucker